Publié
dans La République,
Oran, 3 avril 1969, propos
recueillis par Larbi T. Les
mots en italiques et les commentaires entre crochets sont de K.
Naimi.
NAÏMI
KADDOUR
À LA RECHERCHE D'UN THÉÂTRE
ALGÉRIEN, MODERNE
ET RÉVOLUTIONNAIRE
Petit,
mince, les jambes légèrement arquées, les cheveux frisés jamais
coiffés, Naïmi Kaddour est réellement d'apparence repoussante mais
dès qu'on l'accoste et qu'on veuille bien l'écouter, c'est un autre
Naïmi que l'on a en face de soi, maniant aussi facilement le verbe
que les gestes sans jamais oublier de caresser sa barbe, se gratter
la tête ou le ventre.
Beaucoup de
manières, beaucoup de gestes et de tics complètent la personnalité
de Naïmi,
ce jeune comédien, instructeur et directeur d'une aussi jeune troupe
théâtrale qui a vu le jour en octobre dernier et qui se nomme, sans
raison bien définie d'ailleurs, le Jeune Théâtre de la Mer.
Il
commença à faire du théâtre à l'âge de 17 ans. Actuellement, il
en compte 24 et se trouve en Algérie depuis 10 mois seulement, après
trois [en réalité, deux] années d'études et de formation
théâtrales en France. Son retour à Oran n'est pas passé sous
silence.
En
effet, idées nouvelles, formes nouvelles, conceptions nouvelles
choquent
aussi bien
hommes de théâtre que comédiens et spectateurs, longtemps habitués
à des spectacles « trop classiques » que Naïmi se
propose de réformer actuellement.
« On
parle de réforme de l'enseignement, on parle de réforme agraire, de
beaucoup d'autres réformes, pourquoi ne pas parler aussi de réforme
théâtrale ! »
s'est-il écrié l'autre jour au cours d'un débat.
Beaucoup
de gens s'interrogent sur le but que voudrait atteindre « La
Halga ».
Beaucoup de questions aussi avions-nous posées à Naïmi qui a bien
voulu nous répondre et se présenter à tous ceux qui s'intéressent
à l'art dramatique.
Comment
es-tu venu au théâtre ?
-
Je n'avais jamais mis les pieds dans un théâtre, quand un jour
(c'était en 1962-63, j'étais en classe de seconde au lycée Dr
Benzerdjeb de Tlemcen), mon professeur d'arabe demanda à notre
classe de présenter un spectacle théâtral pour la fin de l'année
scolaire « BILAL » d'un bel et ancien arabe classique, du
poète algérien Mohamed Khalaja. Notre professeur avait choisi deux
élèves pour chaque rôle qui reviendrait au meilleur des deux. Le
jour J, je montai pour la première fois, n'ayant jamais vu jouer de
pièce de théâtre, sur les planches pour incarner le premier
muezzin de l'Islam : Bilal le nègre. Toute la foi de mon jeune
âge, toute ma sincérité, toute ma sensibilité étaient dans ce
Bilal souffrant mais tenant ardemment la tete à ses bourreaux, sans
renier ses idées.
Ce
fut le coup de foudre pour moi. Tout le monde, du censeur aux amis de
classe en passant par les professeurs étaient unanimes : mon
meilleur avenir était dans l'art dramatique. Je venais de découvrir
ma voie.
Pourquoi
fus-tu intéressé par cet art ?
-
A l'origine, le plaisir de pouvoir, pendant quelques instant, être
un autre que soi-même. Mais de 1963 à 1969, j'ai eu le temps pour
réfléchir plus sérieusement au théâtre : les motifs et
motivations qui me poussaient vers lui, son rôle, sa nature, etc.
Y-a-t-il
eu un personnage qui, dans ta prime enfance, t'a impressionné ?
De là, peut-être, cet amour pour le théâtre.
-
Jean Valjean des « Misérables » de Hugo et Kaïss de
« Majnoun Laïla » [le fou de Laïla, poète arabe de
l'époque pré-mahométane, qui vécut un amour malheureux avec sa
cousine] de Chawki à ma première année au lycée et à l'époque
de mon école primaire, le conte de ce frère qui fit écarteler sa
sœur qui l'avait livré à des seigneurs féodaux et que ma mère me
racontait pour me faire dormir le soir.
Peut-être
que j'ai aimé le théâtre parce qu'il me permettait de livrer aux
yeux des gens la misère des uns et leur grandeur d’âme. Leur
faire partager ma colère devant l'injustice et mon amour du peuple
que je voyais sous les traits d'un homme simple, pur et courageux.
Quels
sont les auteurs, comédiens, artistes que tu préfères ?
-
Comme auteurs j'aime Al Moutannabi, Socrate, Shakespeare, Brecht.
Comme comédiens Maria Casarès au théâtre, Orson Welles au cinéma.
Comme artistes, j'avoue que là il m'est difficile de répondre et je
m'abstiendrai.
Quel
est ton genre préféré, au cinéma et au théâtre ?
-
Au théâtre, « La Cigogne » de Gatti par le Studio
expérimental de Strasbourg. Au cinéma, j'aime plusieurs genres :
« L’île nue » [de Kanedo Shindo], « Le Diable
blond et le Dieu noir » de Rocha, Chaplin des premiers films,
« Octobre » d'Eisenstein, « Le destin d'un homme »
de Gontcharov, je crois.
Quelles
sont les pièces de théâtre que tu as vues et qui t'ont marqué ?
-
Aucune. C'est une merveilleuse faculté que j'ai de ne pas me faire
marquer par aucune pièce de théâtre pour rester totalement libre
par rapport à ce que j'ai fait déjà. Être marqué dans le domaine
de l'art, c'est être esclave. C'est du moins ce que je pense
actuellement.
Quelles
sont les pièces que tu as écrites ou interprétées ?
-
J'ai interprété Bilal dans la pièce du même nom ; écrit et
monté « Le cireur » au cinéma Lux de Tlemcen (1964) ;
des pièces que j'ai commencées à monter et qui n'ont pu être
finies pour des raisons indépendantes de ma volonté : « Les
petits-bourgeois » de Gorki (1965), « Les justes »
de Camus (1965). Puis j'ai suivi à Pezenas, en France, un stage
d'art dramatique de premier degré puis un autre de deuxième degré
où furent réalisés « Barouf à Chioggia » de Goldoni,
« L’École des femmes » et « Les fourberies de
Scapin » de Molière (1966).
J'ai
interprété Léandre dans « Les fourberies de Scapin » à
l’École Supérieure d'Art Dramatique de Strasbourg (1966) ;
assisté à la réalisation de pièces d'élèves-comédiens à
l’École ; composé, monté « Chant funèbre pour
l'ennemi du genre humain » où j'interprétai l'impérialisme
américain à « L'ensemble Théâtral du Tiers-Monde » de
Strasbourg (1967) ; avec le même ensemble, monté
« L'importance d’être d'accord » de Brecht où
j'interprétai un mécanicien (1968).
Au
début de l'année, j'avais écrit une pièce sur l'histoire de la
lutte vietnamienne, j'allais la monter à la Compagnie de Levallois
(France) quand la municipalité qui subventionnait la compagnie lui
coupa les finances : un différend ayant surgi entre le
directeur de la Compagnie de Levallois et la municipalité. Mais je
monterai cette pièce dès que j'en aurai les possibilités.
Puis,
ce fut « Mon corps, ta voix et sa pensée » au Jeune
Théâtre de la Mer et actuellement « La valeur de l'accord »,
écrite en collaboration sous ma direction et montée plus ou moins
collectivement avec les membres de la troupe (par manque d'expérience
de ces derniers pour le travail de création collective, ce que nous
essayerons de combler le plus tôt possible).
Quelles
sont les études que tu as faites ?
-
Baccalauréat normal et bac français puis Certificat d’Études
Littéraires Générales en Faculté. Quant aux études artistiques :
deux ans à l’École du Centre Dramatique de l'Est de Strasbourg où
je suis entré grâce à ma réussite au concours de mise en scène
où j'ai eu à mettre en scène par écrit « Poil de carotte »
de Jules Renard.
Au
C.D.E. [Centre Dramatique de l'Est, de Strasbourg], j'ai pu apprendre
une partie de ce dont j'avais besoin pour l'exercice de mon métier
au théâtre ; l'autre partie, je l'ai acquise en voyant le plus
de réalisations théâtrales possible dans différents pays et en
assistant au montage d'autres.
A
mes nombreuses lectures s'ajoutaient ainsi une connaissance sur le
terrain [plus exactement, j'avais vu les représentations d'oeuvres]
du Berliner
Ensemble, Piccolo Teatro [de Milan, en Italie], Taetr-Laboratorium de
Grotowski, Living Theater, sans oublier d'autres compagnies non moins
importantes dont je n'ai vu que les spectacles au Théâtre des
Nations à Paris (les réalisations africaines et asiatiques m'ont
particulièrement frappé par leur vie et leur fraîcheur pétillante)
et à d'autres festivals (Nancy surtout).
Ainsi,
j'ai pu voir et suivre de très près le travail de mise en scène
d'hommes aux méthodes très différentes.
Certains
disent que tu pratique du Living Theater. Est-ce vrai ? Si non
quelle est la forme que tu as choisie pour interpréter tes pièces.
-
D'abord, il n'y pas pas de genre « Living Theater ».
Certes, ils se réclament d'Artaud (individu dont je mets en doute la
probité intellectuelle et qui était plongé dans un confusionnisme
artistique et idéologique flagrant) et de Proudhon. Mais quand
quelqu'un qui a vu les réalisations du Living Theater, « The
Brig », « Mysterious and smallers pieces »,
« Antigone » (de Brecht) et « Paradise now »,
il ne peut croire à cette grossière erreur de croire à un « genre
Living Theater ».
Maintenant
que c'est dit nettement qu'il n'y a pas de recette « Living
Theater », je n'ai pas de préférence particulière pour cette
compagnie. Je lui reconnais comme à Grotowski, à Brecht et à
d'autres le courage de la recherche
d'une forme
dramatique qui réponde aux problèmes artistiques, politiques qui se
posent dans leur société respective. Certes, comme tout véritable
artiste, c'est-à-dire cette personne qui hait le conservatisme et
cherche toujours du nouveau, non pour le plaisir de la recherche,
mais parce que le monde évoluant nécessairement l'art doit évoluer.
La vie authentique étant une perpétuelle recherche vers plus de
libération individuelle et collective ; aucune activité
humaine ne peut y échapper sans tomber dans la sclérose, la mort,
nous cherchons le THEATRE ALGERIEN, MODERNE ET REVOLUTIONNAIRE. Et je
vous prie de croire que ces trois objectifs ne sont pas pour moi une
formule démagogique. THEATRE REVOLUTIONNAIRE = s'inscrivant dans la
lutte contre toutes les forces d'oppression. MODERNE = ayant assimilé
toutes les techniques nouvelles d'expression (éclairage,
scénographie, audio-visuel, etc.) ; ALGERIEN = où le citoyen
de l'Algérie socialiste se reconnaîtra car ce théâtre parlera de
ses problèmes DANS UNE EXPRESSION QUI LUI EST PROPRE SANS ETRE
REACTIONNAIRE DANS SON CONTENU ET DANS SA FORME.
Cela
ne peut se découvrir du jour au lendemain. Il n'y a aucune recette.
Il faut chercher
mais sincèrement
chercher. Créer un THEATRE ALGERIEN, MODERNE et REVOLUTIONNAIRE est
une tache de longue haleine qui réclame décisions, courage, haine
de la sclérose et du confort tant intellectuel que matériel. C'est
pour toutes ces raisons que le Jeune Théâtre de la Mer se nomme
plus exactement : Compagnie de recherches et de réalisations
théâtrales expérimentales.
En
dehors du théâtre, quelles sont tes activités ?
-
Aucune pour le moment. Environ 14 heures consacrées chaque jour au
théâtre (travail de formation des membres, mise en scène et
écriture de la pièce, contacts pour jouer, etc.) ne me suffisent
pas pour le théâtre.
Qu'envisages-tu
pour l'avenir ? C'est-à-dire, que voudrais-tu arriver à
concrétiser dans le domaine de l'art ?
-
Sensibiliser le plus possible les masses populaires à l'expression
théâtrale et audio-visuelle en arrivant à faire du Jeune Théâtre
de la Mer un véritable centre de formation complète de gens de
théâtre et de réalisations de haute qualité révolutionnaire.
Es-tu
subventionné par le TNA ? [Théâtre
National Algérien, étatique]
-
Non. Pour notre première réalisation « Mon corps, ta voix et
sa pensée », le TNOA [Théâtre National de l'Ouest Algérien,
étatique] nous a aidé matériellement (salle, projecteurs,
billetterie) et le Théâtre National d'Alger a fait de même, plus
les frais de déplacement et d'hébergement à Alger au cours des
représentations dont il s'est chargé. Voilà plus de quatre mois
que nous adressé une demande de subvention à la Direction des
Affaires Culturelles à Alger. Aucune réponse jusqu'à présent.
Comment
choisis-tu tes comédiens et à partir de quels critères ?
-
Minimum d'instruction : le Certificat d’Études Primaires, à
la condition qu'au cours de l'année l'élève-comédien
approfondisse son instruction jusqu'à l'acquisition d'une culture
générale minimum qui lui permette de comprendre une pièce, ses
personnages, de comprendre une théorie sur le théâtre, etc.
A
part le critère de l'instruction, je considère que quiconque aime
le théâtre en tant que métier peut en faire, après un dur
apprentissage, certes. (Bien entendu, un fonctionnement normal de la
structure anatomique des fonctions physiologiques et neurologiques ne
doit pas faire défaut).
Après
qu'une personne entre au Jeune Théâtre de la Mer, la loi de la
sélection naturelle se manifeste (sous la surveillance cependant du
ou des responsables de la compagnie). C'est-à-dire que la personne
qui veut être comédien ou comédienne s'aperçoit progressivement
si elle a les atouts indispensables pour avoir un avenir dans ce
métier ou pas, en fonction de cela, reste ou quitte la compagnie.
Les
membres de la troupe sont-ils payés par le Jeune Théâtre de la Mer
et comment ?
-
N'ayant pas de subventions pour le moment et ses réalisations
n'ayant pas de but commercial, le JTM ne peut payer les membres de la
compagnie.
Nous
serrons tous la ceinture, nous entraidant l'un l'autre. C'est
extrêmement dur de travailler 12 heures et de ne trouver à manger
qu'un morceau de pain et des olives ; de tomber malade et de ne
pas avoir de quoi acheter des médicaments. Mais nous devons
convaincre les responsables que l'argent qu'ils nous donneront n'est
pas volé car nous le gagnons à la force de notre travail.
Combien
de comédiens compte la troupe ?
-
5 permanents plus un qui vient d'y entrer, plus une provisoire. Donc,
en ce moment nous sommes 7 en tout.
Pourquoi
répétez-vous dans un local hors de l'édifice classique ?
-
L'édifice classique ne correspond pas du tout à notre conception de
mise en espace de la pièce. Notre instrument de travail, quand ce
n'est pas une place publique (ce qui serait l'idéal !) c'est une
salle rectangulaire vide ; quatre murs, un plafond et un sol,
des techniques pour les éclairages. Je dirai aussi qu'à chaque
réalisation correspondra une disposition différente de l'espace de
jeu et celui réservé aux spectateurs. Donc, pour nos répétitions :
PLACE PUBLIQUE (oui, place publique même pour les répétitions,
pourquoi pas ? Le cinéma se fait bien de cette manière aussi!)
et STUDIO EXPERIMENTAL.
Pour
finir, peux-tu nous dire pourquoi portes-tu la barbe ?
-
Pour faire prendre conscience qu'il ne faut jamais juger les gens sur
des apparences. Ce n'est pas parce que quelqu'un porte des vêtements
de luxe ou se rase de très près tous les matins, qu'il est plus
intéressant que quelqu'un qui se laisse pousser la barbe ou porte
des vêtements plus modestes. Pour nos villes de l'Ouest, il y a trop
d' « Orgon » et trop de « Tartuffe ». Il faut
tirer la sonnette d'alarme.
Au
lieu de raisonner comme le font beaucoup : est-ce correct ?
Est-ce propre de porter la barbe ? Il faut plutôt poser la
question : est-ce un comportement contre-révolutionnaire que de
laisser pousser sa barbe ? Le nœud de la question est là :
l'homme lucide inscrit ses idées, ses actes et ses comportements
dans une dynamique révolutionnaire rien que là et les
considérations de correction et de propreté s'y inscrivent. Ceux
qui me diront que porter la barbe n'est ni propre ni correct, je leur
demanderai si leurs idées, leurs actes, leurs comportements sont
propres et corrects.
Ma
barbe est, pour terminer, un piège où tomberont tous les
« Orgons ». Rien n'est plus aliénant, mystifiant que de
s’arrêter à l'apparence. »
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