Mohamed
Kali.
El
Watan,
31 juillet 2012.
Kadour
Naïmi. comédien, auteur et metteur en scène :
les
raisons d’un exil
Si
Kateb Yacine a toujours indiqué que son théâtre en arabe dialectal
est redevable à un travail collectif, personne n’a jamais pu
apprécier l’importance de la contribution de ses compagnons.
Le
flou sur cette question s’est transformé sur la durée en négation
de l’apport des uns et des autres, au point qu’une recherche
universitaire, mal renseignée ou peu scrupuleuse, est allée jusqu’à
attribuer à Kateb des qualités de metteur en scène. Nous avons
profité du retour momentané au pays de celui auquel le «théâtre»
de Kateb doit le plus, pour en savoir un peu plus. Il s’agit de
Kadour Naïmi, premier metteur en scène algérien diplômé après
des études entre 1966 à 1968 à l’Ecole supérieure d’art
dramatique de Strasbourg.
Après
son exil volontaire au pays de Cinecittà, il a ajouté à son arc le
métier de cinéaste, de directeur d’une compagnie de cinéma et
d’une école de cinéma. Il vit depuis quarante ans en Italie.
Retour, ici, sur les raisons d’un exil, celui de l’artiste le
plus emblématique du théâtre des années 1960/1970. Après ses
études à Strasbourg, Kadour fonde le Théâtre de la mer à Oran,
une compagnie qui vit selon le concept du théâtre-guérilla. Son
premier spectacle, Mon corps, ta voix, sa pensée, a été
célébré par la presse comme un événement exceptionnel dans la
création théâtrale en Algérie : «D’une durée de 1h
30, le spectacle est fait avec peu de décor et de lumière. On
portait juste un chiffon autour du bassin. J’avais opté pour la
halqa par choix esthétique en rapport avec mon amour du cinéma et
du cirque.
Ainsi,
un premier plan au théâtre s’obtient en se rapprochant du
spectateur. C’est une promiscuité que permet la halqa. Par
ailleurs, au cirque, même de dos, un clown retient l’attention, ce
qui n’est pas le cas au théâtre. La gageure était de retenir
l’attention du spectateur, de dos, de face ou de profil. C’est
donc un type de mise en scène beaucoup plus difficile qu’on ne
l’imagine. Le spectacle a tourné dans les fermes autogérées, les
lycées, les campus, soit 200 représentations. Pour notre paiement,
on mettait une caisse à l’entrée dans laquelle les spectateurs
pouvaient glisser ce qu’ils pouvaient. On ne gagnait pas gros. La
recette suffisait juste au fonctionnement de la compagnie.» Avec La
valeur de l’accord, le deuxième spectacle du Théâtre de la mer,
la réputation de Naïmi est solidement établie.
Jean
Sénac le met en contact avec Ali Zamoum, alors directeur de la
formation professionnelle au ministère du Travail et des Affaires
sociales. Zamoum propose des salaires et l’hébergement à Alger en
contrepartie de l’animation culturelle au sein des centres de
formation professionnelle (CFP) à travers le pays. «J’ai accepté
d’autant que nous avions liberté la création et que nous pouvions
nous produire ailleurs qu’au sein des CPP. C’était en juillet
1969». Le troisième spectacle, La fourmi et l’éléphant, en
hommage à la résistance du peuple vietnamien, est un spectacle
total (déclamation, danse, chant, musique, acrobatie) : «J’y
ai inclus même la projection d’images d’actualité, soit 40 mn
pour un spectacle de 3h 30.» Sur ce, Naïmi est avisé par
Zamoum que Kateb Yacine veut travailler avec lui.
On
est en 1971 : «J’étais honoré que l’auteur de Nedjma ait
jeté son dévolu sur le Théâtre de la mer. Il voulait travailler
selon la formule de la création collective. Selon l’usage
universel, nous avons discuté du sujet pour arrêter les grandes
lignes et nous entendre sur les tenants et les aboutissants. Nous
avions convenu en particulier qu’il n’était pas question que le
problème de l’émigration soit uniquement mis au compte des
séquelles du colonialisme. En effet, après dix années
d’indépendance, le phénomène s’était aggravé. Pour ce qui
est de la mise en scène, j’avais proposé ce que j’avais mis en
pratique depuis deux années, à savoir le recours à la forme de la
halqa, l’insertion de chants et de musiques, l’économie de
moyens, peu de décors avec cependant des accessoires suggestifs, des
lumières très simples, les acteurs se changeant à vue sur scène,
les costumes accrochés à un portemanteau placé sur scène.
Le
soir, Kateb écrivait une scène sans indications scéniques, le
lendemain, on la montait pour vérifier si cela fonctionnait. Les
personnages étaient-ils bien conçus à travers leurs paroles et
leurs actes ? Les mots étaient-ils psychologiquement judicieux ?
Leur ‘‘mise en bouche’’ par les acteurs était-elle adéquate
? Les scènes fonctionnaient-elles convenablement sur le plan
dramaturgique ? Leur encastrement donnait-il un déroulement de
l’action générale de la pièce, pour maintenir constante
l’attention du spectateur ? Je découvrais que Kateb, s’il est un
écrivain et poète, n’était pas un homme de théâtre. Certes, il
produisait de superbes réparties, mais cela ne faisait pas un
dialogue de théâtre qui a ses exigences dramaturgiques.
A
mon sens, le problème venait du fait que Kateb affrontait pour la
première fois un genre d’écriture différent de ses pièces
précédentes. Au Théâtre de la mer, j’avais mis au point
une écriture dramaturgique réglée comme un mécanisme d’horloge,
hors des sentiers habituels de la dramaturgie classique. Le théâtre
auquel je croyais devait être composé de manière précise, en
élaborant les moments émotifs et les moments de réflexion. Il
fallait absolument tenir compte du fait que le cerveau du spectateur
moyen n’accorde qu’environ 3 à 5 minutes d’attention au
spectacle, ensuite, il se fatigue et tend à se distraire.
Par
conséquent, la pièce et sa mise en scène doivent absolument tenir
compte de ce phénomène et construire l’écriture de la pièce de
telle manière qu’elle puisse permettre une mise en scène où
toutes les 3 ou 5 minutes, une invention scénique permette de
reprendre en main l’attention du spectateur. Tous les chefs-d’œuvre
du théâtre classique mondial ont été écrits de cette manière.
C’est ce qui explique qu’il a fallu huit mois pour monter
Mohamed, prends ta valise. On réécrivait tout sur scène. A un
moment, nous avons eu des difficultés à avancer. Kateb fait alors
appel à un ami d’enfance : Hrikès. Cet homme était
l’incarnation du troubadour du Moyen-Âge français et du meddah
des siècles passés. Après un mois de travail, Hrikès s’est
imposé comme un co-auteur de la pièce. Kateb n’était plus
l’auteur que des situations et de l’architecture de la pièce».
A
la première, le spectacle rencontre un gros succès. Mais, il avait
été marqué par un incident qui n’était pas sans précédent.
Des comédiens étaient éméchés ainsi que Kateb : «Je ne
déplorais pas le fait que l’on boive où que l’on prenne un
pétard, mais ce que n’admettais pas, c’est que cela influe
négativement sur le rendement au travail. Si Kateb tenait le coup
sans problèmes, les membres de la troupe qui passaient leurs soirées
avec lui ne le pouvaient pas.» Sérieux esclandre entre les
deux hommes. Mais ce qui provoqua la rupture entre eux fut autre.
Kateb l’informa qu’il avait été reçu à la Présidence, et
qu’il lui a été proposé la prise en charge d’une tournée de
six mois en France avec Mohamed, prends ta valise.
En
contrepartie, la responsabilité du gouvernement dans la perpétuation
et l’aggravation du phénomène migratoire devait être
gommée : «J’ai refusé catégoriquement et j’ai réuni
les membres de la troupe pour les informer. Malheureusement, j’ai
été mis en minorité, seule ma compagne m’avait soutenu. Aussi,
conformément aux règles autogestionnaires que j’avais moi-même
édictées, j’ai démissionné.» Kateb tente en vain de faire
revenir Kadour sur sa décision : «A l’époque, j’ai
raisonné de manière superficielle quant aux mobiles de Kateb. Pour
moi, à l’époque, il trahissait la cause des travailleurs. Mais
réciproquement, il devait penser la même chose de moi.» Sans
compagnie, Kadour se trouve dans une impasse, d’autant qu’il est
accusé par l’UGTA et la kasma FLN d’Alger d’avoir des
activités contre-révolutionnaires, ce qui n’était pas une mince
accusation à l’époque. Il se tourne alors vers la Belgique
puis vers la patrie du cinéma, celle de Rossellini et de Pasolini.
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