Mohamed Kali,
Polémique en scène :
Y
a-t-il un cas Kaddour Naïmi ?
Le
Crasc d’Oran a récemment organisé une table ronde sur l’une des
expériences théâtrales les plus originales, sinon la plus
originale dans l’Algérie des années 1970, celle du Théâtre de
la Mer, une compagnie qui s’était illustrée par la qualité de
ses créations et sa volonté d’indépendance de toute tutelle.
Elle fut à ce
point exemplaire qu’elle attira l’intérêt de Kateb Yacine qui, par
l’entremise du poète Jean Senac et du grand militant Ali Zamoum, y fut
accueilli pour faire du théâtre en arabe algérien. Kaddour Naïmi,
dramaturge et cinéaste, a été le fondateur et le principal animateur du
Théâtre de la Mer. L’intérêt de la rencontre, managée par Ahmed Amine
Delaï, autour d’une communication de Naïmi, a été multiple sachant, par
ailleurs, que son témoignage va faire l’objet d’une publication par le
Crasc. Le fructueux débat qui a suivi les propos de Naïmi augure de
l’écho qu’aura cette publication sur l’écriture d’un pan de l’histoire
du 4e art en Algérie. Cependant, par-delà son caractère académique, la
rencontre a présenté un intérêt collatéral, celui de mettre incidemment
en exergue la mise à l’index de cet artiste de retour au pays après 40
années d’exil volontaire (de 1973 à 2012), un boycott qui le pousse à
reprendre ces jours-ci le chemin de l’exil.
Qu’en est-il de cette histoire de censure qui, faut-il le préciser,
n’est pas le fait des pouvoirs publics mais d’artistes qui, comble de
l’imposture, se prévalent de la défense de la postérité de Kateb Yacine,
ce farouche résistant à l’arbitraire, pour en user contre un autre
artiste ? Qu’on en juge : le spectacle de Naïmi, Lahnana ya ouled (De la
tendresse les gars), a été mis aux oubliettes sitôt sa générale donnée
il y a cinq mois au Festival international de théâtre de Béjaïa, alors
qu’un directeur de théâtre régional qui avait conclu avec lui le
principe de monter une autre pièce de sa création est revenu sur ses
engagements. En fait, ce que les détracteurs de Naïmi lui reprochent,
c’est d’avoir livré sa version sur la genèse de la pièce Mohamed, prends
ta valise.
Cependant, aucun d’eux n’a pris le risque de lui apporter publiquement la contradiction.
La version de Kaddour sur cette genèse, fruit d’un entretien qu’il nous
avait accordé, a été publiée dans ces mêmes colonnes (Les raisons d’un
exil, A & L, El Watan, 31/07/2012). Il y bat en brèche certaines
mystifications sur le théâtre en arabe algérien de Kateb Yacine, ainsi
que des assertions-clés de bien des thèses universitaires à ce propos.
En effet, la plupart d’entre elles ont minoré sinon fait l’impasse sur
l’apport des compagnons de Kateb à son travail de création, un apport
que l’auteur de Nedjma a pourtant lui-même attesté de son vivant. Pis,
l’omission est d’autant condamnable que la contribution, dans le cas de
Naïmi, a été fondamentale.
Pour rappel, Kaddour a été le premier metteur en scène algérien à avoir
suivi une formation académique, entre 1966 et 1968, dans la
prestigieuse école d’art dramatique de Strasbourg. De retour en Algérie
en 1969, il crée le Théâtre de la Mer. Auteur et acteur également, ses
créations furent des événements culturels salués par la critique. Le
ministère du travail, alors aux mains de la gauche du FLN, lui offre la
possibilité de sortir le Théâtre de la Mer de la précarité tout en lui
garantissant une totale liberté de création. Puis, vient la rencontre
avec Kateb. Et pour avoir révélé que ce dernier a mis près de huit mois
pour achever l’écriture de Mohamed, prends ta valise parce qu’il n’était
pas familier du nouveau genre théâtral qu’il abordait avec le Théâtre
de la Mer, cela lui a attiré les foudres des thuriféraires de Kateb.
On refusait d’admettre que ce dernier a fait ses classes dans ce type
d’écriture auprès de Naïmi, une vérité qui ne diminue en rien du génie
de Kateb : «En rencontrant Kateb, je lui demande à voir son texte pour
m’assurer que j’étais capable de le monter. Il me répond qu’en fait il
ne l’avait pas écrit et qu’il aimerait travailler selon la formule de la
création collective. (…) Le soir, Kateb écrivait une scène sans
indications scéniques, le matin je formais les comédiens et l’après-midi
on montait la scène écrite pour vérifier si cela fonctionnait. Les
personnages étaient-ils bien conçus à travers leurs paroles et leurs
actes ? Les mots étaient-ils psychologiquement judicieux ? Leur «mise en
bouche» par les acteurs était-elle adéquate ? Les scènes
fonctionnaient-elles convenablement sur le plan dramaturgique ? Leur
encastrement donnait-il un déroulement de l'action générale de la pièce
pour maintenir constante l'attention du spectateur ? On réécrivait tout
sur scène. A un moment, nous avons eu des difficultés à avancer dans
l’écriture des dialogues. Kateb fait alors appel à un ami d’enfance :
Hrikès. Cet homme était l’incarnation du troubadour du Moyen-âge
français et du meddah des siècles passés».
Pour ce qui est de la mise en scène, Naïmi explique : «J’avais proposé
ce que j’avais mis en pratique depuis deux années, à savoir le recours à
la forme de la halqa, l’insertion de chants et de musique, l’économie
de moyens, peu de décors avec cependant des accessoires suggestifs, des
lumières très simples, les acteurs se changeant à vue sur scène, les
costumes accrochés à un porte-manteau placé sur scène et,
éventuellement, l’intervention des spectateurs. Seule cette dernière
proposition n’a pas été agréée par Kateb.» De ces indications, il
ressort que c’est la même mise en scène qu’on retrouve dans toutes les
autres pièces montées par l’ACT (action culturelle des travailleurs),
nom donné au Théâtre de la Mer après le départ de Naïmi. Il est vrai que
ce dernier n’avait jamais apposé son nom en tant qu’auteur et metteur
en scène sur les affiches de ses précédents spectacles, une manière à
lui de nier l’individu au profit du collectif selon les croyances
idéologiques de l’époque, et que son nom n’est apparu à la mise en scène
que sur l’affiche de Mohamed… parce que Kateb avait demandé à ce que le
sien figure en tant qu’auteur de la pièce.
Il est vrai encore qu’après le divorce de Naïmi avec sa troupe, il a
demandé à ce que son nom soit retiré de cette affiche, du fait que des
changements allaient être apportés au contenu de la pièce. C’étaient
d’ailleurs ces dernières qui ont motivé le départ de Naïmi, car lorsque
Kateb s’était présenté avec son projet, «selon l’usage universel, nous
avons discuté pour en arrêter les grandes lignes et s’entendre sur les
tenants et aboutissants du sujet. Nous avions convenu en particulier
qu’il n’était pas question que le problème de l’émigration soit
uniquement mis au crédit des séquelles du colonialisme, car après dix
années d’indépendance le phénomène s’était aggravé. A cet égard, et a
contrario, des pays ne disposant pas des ressources naturelles de
l’Algérie (hydrocarbures) tels le Vietnam et Cuba l’avaient jugulé».
Mais, après la représentation triomphale du spectacle, Kateb est reçu à
la Présidence où il lui a été proposé la prise en charge financière
d’une tournée de six mois en France de Mohamed, prends ta valise. En
contrepartie, selon Naïmi, la responsabilité du gouvernement dans la
perpétuation et l’aggravation du phénomène migratoire devait disparaître
: «J’ai refusé catégoriquement et j’ai réuni les membres de la troupe
pour les informer. Malheureusement, j’ai été mis en minorité.
Aussi, conformément aux règles autogestionnaires que j’avais moi-même
édictées, j’ai démissionné.» Kateb tente en vain de faire revenir Kadour
sur sa décision : «A l’époque, j’ai raisonné de manière superficielle
quant aux mobiles de Kateb. J’étais d’autant déconcerté que je le savais
intraitable par rapport au pouvoir dont il était un opposant. En fait,
avec le recul, je crois bien que Kateb, du moins dans cette affaire,
avait fait sienne la position du PAGS consistant à soutenir la
bourgeoisie nationale et donc le gouvernement contre l’impérialisme.»
Ces déclarations qui ont hérissé les «momificateurs» de Kateb n’ont pas
empêché le Festival national de théâtre professionnel de rendre hommage à
Naïmi.
La cabale a commencé après la générale de Lhanana ya ouled, les
calomniateurs de Naïmi ayant estimé qu’avec ce spectacle il avait commis
l’impair qu’il ne fallait pas. Ils ne se sont pas gênés de colporter à
son endroit les propos les plus fielleux lors du festival, au point de
soutenir que De la tendresse, les gars constitue une propagande en
faveur de la politique de réconciliation nationale. La presse, plus
sourcilleuse, s’est montrée réservée, l’écrasante majorité des confrères
ayant refusé d’être de la curée. En fait, la «déception» causée par
Lahnana… ne provient pas principalement de ses qualités et défauts
intrinsèques, mais de son décalage voire de son déphasage par rapport à
ce que produit le théâtre algérien actuellement. En effet, les œuvres
les plus affectionnées, du moins au regard des palmarès des festivals
nationaux, relèvent soit d’un théâtre de l’exacerbation et de
l’exaltation (tragédie, tragi-comédie) jusqu’à l’emphase, soit de celui
de la parodie la plus déjantée avec au bout une catharsis exorcisant et
cautérisant les traumatismes des années 1990 ainsi que l’angoisse
générée par les incertitudes du présent.
Cette «thérapie» n’est pas à l’œuvre dans Lahnana… dont l’intrigue
oscille entre Roméo et Juliette et West Sid Story. Elle a paru pour un
public aussi particulier que celui d’un festival d’une mièvrerie
singulière avec son appel aux Algériens à moins d’animosité dans leurs
rapports et à faire preuve de civilité dans leur vie quotidienne. Naïmi
avait le tort de s’être exprimé du point de vue de quelqu’un qui renoue
avec un pays et qui découvre le règne de la brutalité dans les rapports
entre ses concitoyens.
Cependant, la plus grave injustice envers Lahnana…, inégalement servie
par une distribution où le haut niveau côtoyait le moins performant dans
les rôles principaux, est d’avoir occulté les particularités
cinématographiques de sa mise en scène. A cet égard, s’il est vrai que
le théâtre algérien, depuis les années 1990, a tissé des passerelles
avec les autres arts, notamment le cinéma et l’audio-visuel en général ;
dans le cas de ce spectacle, le rapprochement a été poussé dans ses
dernières limites. L’écriture scénique de la pièce a fait, de bout en
bout, l’objet d’un découpage en plans purement cinématographiques, usant
des différents espaces de la scène comme de sa profondeur, jouant des
éclairages et des couleurs pour souligner les angles de vue, le tout
donné sur un rythme rapide et des scènes parfois très courtes, les
changements de plans au cinéma étant bien plus rapides que ceux des
scènes au théâtre. En ce sens, il est dommage qu’au plan de la forme,
Lahnana… n’ait pas bénéficié de l’attention des spécialistes.
C’est ce qui a été souligné lors de la rencontre du Crasc qui va être
rééditée à la faveur de la parution prochaine d’un autre ouvrage qui va
donner un nouvel éclairage sur le théâtre algérien de 1945 à
l’indépendance. Cette publication, signée par le sociologue culturel
Hadj Miliani, puise aux sources des archives de l’époque, rappelant des
noms auxquels le théâtre post-indépendance doit tant mais dont l’apport a
soit été gommé, soit à moitié reconnu, soit vilipendé. Ce sont eux qui
ont contribué, dans le théâtre algérien, à l’avènement de personnalités
aussi importantes que Ould Abderrahmane Kaki, Abdelkader Alloula, Sid
Ahmed Agoumi, Nordine Hachemi, etc. Nul doute que ce nouvel éclairage
scientifique va enrichir la connaissance et remettre nombre de pendules à
l’heure dans l’historiographie du théâtre algérien.
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