Mohamed Kali,

El Watan, 30 mars 2013.


Polémique en scène :


Y a-t-il un cas Kaddour Naïmi ?




Le Crasc d’Oran a récemment organisé une table ronde sur l’une des expériences théâtrales les plus originales, sinon la plus originale dans l’Algérie des années 1970, celle du Théâtre de la Mer, une compagnie qui s’était illustrée par la qualité de ses créations et sa volonté d’indépendance de toute tutelle.

Elle fut à ce point exemplaire qu’elle attira l’intérêt de Kateb Yacine qui, par l’entremise du poète Jean Senac et du grand militant Ali Zamoum, y fut accueilli pour faire du théâtre en arabe algérien. Kaddour Naïmi, dramaturge et cinéaste, a été le fondateur et le principal animateur du Théâtre de la Mer. L’intérêt de la rencontre, managée par Ahmed Amine Delaï, autour d’une communication de Naïmi, a été multiple sachant, par ailleurs, que son témoignage va faire l’objet d’une publication par le Crasc. Le fructueux débat qui a suivi les propos de Naïmi augure de l’écho qu’aura cette publication sur l’écriture d’un pan de l’histoire du 4e art en Algérie. Cependant, par-delà son caractère académique, la rencontre a présenté un intérêt collatéral, celui de mettre incidemment en exergue la mise à l’index de cet artiste de retour au pays après 40 années d’exil volontaire (de 1973 à 2012), un boycott qui le pousse à reprendre ces jours-ci le chemin de l’exil.

Qu’en est-il de cette histoire de censure qui, faut-il le préciser, n’est pas le fait des pouvoirs publics mais d’artistes qui, comble de l’imposture, se prévalent de la défense de la postérité de Kateb Yacine, ce farouche résistant à l’arbitraire, pour en user contre un autre artiste ? Qu’on en juge : le spectacle de Naïmi, Lahnana ya ouled (De la tendresse les gars), a été mis aux oubliettes sitôt sa générale donnée il y a cinq mois au Festival international de théâtre de Béjaïa, alors qu’un directeur de théâtre régional qui avait conclu avec lui le principe de monter une autre pièce de sa création est revenu sur ses engagements. En fait, ce que les détracteurs de Naïmi lui reprochent, c’est d’avoir livré sa version sur la genèse de la pièce Mohamed, prends ta valise.
Cependant, aucun d’eux n’a pris le risque de lui apporter publiquement la contradiction.

La version de Kaddour sur cette genèse, fruit d’un entretien qu’il nous avait accordé, a été publiée dans ces mêmes colonnes (Les raisons d’un exil, A & L, El Watan, 31/07/2012). Il y bat en brèche certaines mystifications sur le théâtre en arabe algérien de Kateb Yacine, ainsi que des assertions-clés de bien des thèses universitaires à ce propos. En effet, la plupart d’entre elles ont minoré sinon fait l’impasse sur l’apport des compagnons de Kateb à son travail de création, un apport que l’auteur de Nedjma a pourtant lui-même attesté de son vivant. Pis, l’omission est d’autant condamnable que la contribution, dans le cas de Naïmi, a été fondamentale.

Pour rappel, Kaddour a été le premier metteur en scène algérien à avoir suivi une formation académique, entre 1966 et 1968, dans la prestigieuse école d’art dramatique de Strasbourg. De retour en Algérie en 1969, il crée le Théâtre de la Mer. Auteur et acteur également, ses créations furent des événements culturels salués par la critique. Le ministère du travail, alors aux mains de la gauche du FLN, lui offre la possibilité de sortir le Théâtre de la Mer de la précarité tout en lui garantissant une totale liberté de création. Puis, vient la rencontre avec Kateb. Et pour avoir révélé que ce dernier a mis près de huit mois pour achever l’écriture de Mohamed, prends ta valise parce qu’il n’était pas familier du nouveau genre théâtral qu’il abordait avec le Théâtre de la Mer, cela lui a attiré les foudres des thuriféraires de Kateb.

On refusait d’admettre que ce dernier a fait ses classes dans ce type d’écriture auprès de Naïmi, une vérité qui ne diminue en rien du génie de Kateb : «En rencontrant Kateb, je lui demande à voir son texte pour m’assurer que j’étais capable de le monter. Il me répond qu’en fait il ne l’avait pas écrit et qu’il aimerait travailler selon la formule de la création collective. (…) Le soir, Kateb écrivait une scène sans indications scéniques, le matin je formais les comédiens et l’après-midi on montait la scène écrite pour vérifier si cela fonctionnait. Les personnages étaient-ils bien conçus à travers leurs paroles et leurs actes ? Les mots étaient-ils psychologiquement judicieux ? Leur «mise en bouche» par les acteurs était-elle adéquate ? Les scènes fonctionnaient-elles convenablement sur le plan dramaturgique ? Leur encastrement donnait-il un déroulement de l'action générale de la pièce pour maintenir constante l'attention du spectateur ? On réécrivait tout sur scène. A un moment, nous avons eu des difficultés à avancer dans l’écriture des dialogues. Kateb fait alors appel à un ami d’enfance : Hrikès. Cet homme était l’incarnation du troubadour du Moyen-âge français et du meddah des siècles passés».

Pour ce qui est de la mise en scène, Naïmi explique : «J’avais proposé ce que j’avais mis en pratique depuis deux années, à savoir le recours à la forme de la halqa, l’insertion de chants et de musique, l’économie de moyens, peu de décors avec cependant des accessoires suggestifs, des lumières très simples, les acteurs se changeant à vue sur scène, les costumes accrochés à un porte-manteau placé sur scène et, éventuellement, l’intervention des spectateurs. Seule cette dernière proposition n’a pas été agréée par Kateb.» De ces indications, il ressort que c’est la même mise en scène qu’on retrouve dans toutes les autres pièces montées par l’ACT (action culturelle des travailleurs), nom donné au Théâtre de la Mer après le départ de Naïmi. Il est vrai que ce dernier n’avait jamais apposé son nom en tant qu’auteur et metteur en scène sur les affiches de ses précédents spectacles, une manière à lui de nier l’individu au profit du collectif selon les croyances idéologiques de l’époque, et que son nom n’est apparu à la mise en scène que sur l’affiche de Mohamed… parce que Kateb avait demandé à ce que le sien figure en tant qu’auteur de la pièce.

Il est vrai encore qu’après le divorce de Naïmi avec sa troupe, il a demandé à ce que son nom soit retiré de cette affiche, du fait que des changements allaient être apportés au contenu de la pièce. C’étaient d’ailleurs ces dernières qui ont motivé le départ de Naïmi, car lorsque Kateb s’était présenté avec son projet, «selon l’usage universel, nous avons discuté pour en arrêter les grandes lignes et s’entendre sur les tenants et aboutissants du sujet. Nous avions convenu en particulier qu’il n’était pas question que le problème de l’émigration soit uniquement mis au crédit des séquelles du colonialisme, car après dix années d’indépendance le phénomène s’était aggravé. A cet égard, et a contrario, des pays ne disposant pas des ressources naturelles de l’Algérie (hydrocarbures) tels le Vietnam et Cuba l’avaient jugulé». Mais, après la représentation triomphale du spectacle, Kateb est reçu à la Présidence où il lui a été proposé la prise en charge financière d’une tournée de six mois en France de Mohamed, prends ta valise. En contrepartie, selon Naïmi, la responsabilité du gouvernement dans la perpétuation et l’aggravation du phénomène migratoire devait disparaître : «J’ai refusé catégoriquement et j’ai réuni les membres de la troupe pour les informer. Malheureusement, j’ai été mis en minorité.

Aussi, conformément aux règles autogestionnaires que j’avais moi-même édictées, j’ai démissionné.» Kateb tente en vain de faire revenir Kadour sur sa décision : «A l’époque, j’ai raisonné de manière superficielle quant aux mobiles de Kateb. J’étais d’autant déconcerté que je le savais intraitable par rapport au pouvoir dont il était un opposant. En fait, avec le recul, je crois bien que Kateb, du moins dans cette affaire, avait fait sienne la position du PAGS consistant à soutenir la bourgeoisie nationale et donc le gouvernement contre l’impérialisme.» Ces déclarations qui ont hérissé les «momificateurs» de Kateb n’ont pas empêché le Festival national de théâtre professionnel de rendre hommage à Naïmi.

La cabale a commencé après la générale de Lhanana ya ouled, les calomniateurs de Naïmi ayant estimé qu’avec ce spectacle il avait commis l’impair qu’il ne fallait pas. Ils ne se sont pas gênés de colporter à son endroit les propos les plus fielleux lors du festival, au point de soutenir que De la tendresse, les gars constitue une propagande en faveur de la politique de réconciliation nationale. La presse, plus sourcilleuse, s’est montrée réservée, l’écrasante majorité des confrères ayant refusé d’être de la curée. En fait, la «déception» causée par Lahnana… ne provient pas principalement de ses qualités et défauts intrinsèques, mais de son décalage voire de son déphasage par rapport à ce que produit le théâtre algérien actuellement. En effet, les œuvres les plus affectionnées, du moins au regard des palmarès des festivals nationaux, relèvent soit d’un théâtre de l’exacerbation et de l’exaltation (tragédie, tragi-comédie) jusqu’à l’emphase, soit de celui de la parodie la plus déjantée avec au bout une catharsis exorcisant et cautérisant les traumatismes des années 1990 ainsi que l’angoisse générée par les incertitudes du présent.

Cette «thérapie» n’est pas à l’œuvre dans Lahnana… dont l’intrigue oscille entre Roméo et Juliette et West Sid Story. Elle a paru pour un public aussi particulier que celui d’un festival d’une mièvrerie singulière avec son appel aux Algériens à moins d’animosité dans leurs rapports et à faire preuve de civilité dans leur vie quotidienne. Naïmi avait le tort de s’être exprimé du point de vue de quelqu’un qui renoue avec un pays et qui découvre le règne de la brutalité dans les rapports entre ses concitoyens.

Cependant, la plus grave injustice envers Lahnana…, inégalement servie par une distribution où le haut niveau côtoyait le moins performant dans les rôles principaux, est d’avoir occulté les particularités cinématographiques de sa mise en scène. A cet égard, s’il est vrai que le théâtre algérien, depuis les années 1990, a tissé des passerelles avec les autres arts, notamment le cinéma et l’audio-visuel en général ; dans le cas de ce spectacle, le rapprochement a été poussé dans ses dernières limites. L’écriture scénique de la pièce a fait, de bout en bout, l’objet d’un découpage en plans purement cinématographiques, usant des différents espaces de la scène comme de sa profondeur, jouant des éclairages et des couleurs pour souligner les angles de vue, le tout donné sur un rythme rapide et des scènes parfois très courtes, les changements de plans au cinéma étant bien plus rapides que ceux des scènes au théâtre. En ce sens, il est dommage qu’au plan de la forme, Lahnana… n’ait pas bénéficié de l’attention des spécialistes.

C’est ce qui a été souligné lors de la rencontre du Crasc qui va être rééditée à la faveur de la parution prochaine d’un autre ouvrage qui va donner un nouvel éclairage sur le théâtre algérien de 1945 à l’indépendance. Cette publication, signée par le sociologue culturel Hadj Miliani, puise aux sources des archives de l’époque, rappelant des noms auxquels le théâtre post-indépendance doit tant mais dont l’apport a soit été gommé, soit à moitié reconnu, soit vilipendé. Ce sont eux qui ont contribué, dans le théâtre algérien, à l’avènement de personnalités aussi importantes que Ould Abderrahmane Kaki, Abdelkader Alloula, Sid Ahmed Agoumi, Nordine Hachemi, etc. Nul doute que ce nouvel éclairage scientifique va enrichir la connaissance et remettre nombre de pendules à l’heure dans l’historiographie du théâtre algérien.
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Exemples d'éclairages et d'utilisation de l'espace (plans séparés, profondeur de champ)
dans la mise en scène de la pièce, représentée au Festival de Béjaia 2012.