Hocine Tandjaoui,
Créé en 1968, le Jeune Théâtre de Constantine était, en 1969, en train d’éclater. Il avait joué son rôle, apportant des innovations significatives dans l’art de la mise en scène, formant des cohortes d’amateurs de théâtre, ouvrant de nouveaux espaces dans une ville dont la réputation de conservatisme était amplement méritée. Pendant cette courte durée de vie avant dispersion, cette troupe avait créé, sous la direction de Nacer Benelmouffok, trois œuvres majeures du répertoire moderne : Les ancêtres redoublent de férocité, de Yacine Kateb, La Maison Frontière, de Slawomir Mrozek, et L’importance d’être d’accord, de Bertolt Brecht (un bide monumental avec 2 spectateurs dans la salle, et un fou rire général des comédiens sur le plateau !) Durant l’été 69, j’apprends par la presse écrite, l’existence d’une troupe oranaise portant le nom de Théâtre de la Mer, qui s’inspire du théâtre de Grotowski, et dont, suprême audace, la première production porte le beau titre de « Mon corps, ta voix et sa pensée ». Tout pour plaire à des jeunes gens dont l’avenir théâtral dans les murs de la bonne ville de Constantine était sérieusement compromis. Quelques cartons en guise de bagages et direction Alger, les hauts de Kouba précisément, dans le centre de formation professionnelle désaffecté qui devait devenir le siège de la troupe. Ce premier passage à l’Ouest ne fut pas une entreprise solitaire. La meilleure preuve en est que, en quelque mois, plusieurs acteurs/animateurs du Jeune Théâtre de Constantine auront rejoint, sur ma proposition et en accord avec Kadour Naimi, le Théâtre de la Mer : dans l’ordre, Hosni Kitouni, Mahfoud..., Mustapha Yalaoui, Nabil Yalaoui, tous fous de théâtre, de cinéma et de littérature. Mais ce départ n’était possible que parce que les conditions qui avaient permis l’effervescence culturelle des années soixante étaient en train de disparaître, sous les coups d’une censure politique à peine déguisée, de l’ostracisme du théâtre officiel vis à vis du théâtre amateur et militant, de la suspicion politique qui s’attachait à la personnalité de Nacer Benelmouffok (considéré alors comme un militant du PAGS, interdit et réprimé). Soyons clairs : à l’exception d’un article ou deux, de quelques photos (de comédiens à demi nus sur une plage déserte !), le niveau d’information dont nous disposions sur le théâtre de la Mer ne permettait pas de fonder un choix d’engagement rationnel, raisonné. Non, l’essentiel était ailleurs : il y avait la perspective d’une engagement professionnel (le Théâtre de la Mer était alors en négociation avec le Ministère du Travail pour prendre en charge l’animation du réseau des centres de formation professionnelle), une aventure culturelle et politique d’envergure comme il ne s’en présentait pas tous les jours, le choix de formes théâtrales modernes mais susceptibles de traduire des messages de transformation sociale. C’était tout cela que représentait pour nous le Théâtre de la Mer, et qui avait motivé le départ vers Alger d’une bande de comédiens aventuriers de vingt ans d’âge moyen. Notre passage à l’Ouest. L’accueil par Kadour Naïmi et Mustapha Mangouchi, qui formaient le noyau initial, fut simple : bienvenue, tout est à faire, voilà le niveau d’exigence et de respect que nous devons à notre art et à notre (futur) public. Très vite nous allions mener la double réflexion qui a été notre marque de fabrique : nous allons certes produire,aborder des thèmes sensibles, tout en gardant à l’esprit que notre public est à qualifier, à former, en même temps que nous nous formions nous mêmes. Ce n’était ni le public du théâtre officiel, ni celui des grandes salles algéroises, il s’agissait des jeunes en formation dans les centres de formation professionnelle, des futurs ouvriers. Pour moi l’aventure durera près de trois ans, de septembre 1969 à juillet 1972, fin de la tournée de 6 mois en France de Mohamed Prends Ta Valise, conclue par une assemblée générale houleuse à Marseille pendant laquelle s’affronteront ceux qui considéraient qu’il fallait continuer le travail avec la tutelle ministérielle, et ceux qui considéraient que le compromis politique n’apportait désormais plus rien, favorables à un retour à l’autonomie. La troupe était confrontée à une situation très paradoxale : malgré un bilan très positif de la tournée (une centaine de représentations en 6 mois, près de 100 000 spectateurs, un bilan financier très correct - le budget confié par le ministère du travail revenait intact -), elle considérait que le niveau de reconnaissance et d’appui de la même tutelle pendant la tournée avait été inexistant. Ainsi, face aux attaques de la très officielle Amicale des Algériens en France, pour qui nous étions une troupe de gauchistes faisant de la propagande anti-gouvernementale, nous considérions n’avoir bénéficié d’aucun appui espéré, souvent sollicité, de la même tutelle. L’impression alors était que ce ministère, pour des raisons inconnues, avait abandonné la troupe à son sort. Dès lors au sein de la troupe une petite minorité s’exprimera pour dénoncer ce que nous appelions alors l’incurie de la tutelle, et pour plaider, compte tenu du succès de la tournée, pour une prise d’autonomie, y compris s’il fallait abandonner les avantages liés au statut d’acteurs professionnels. Les tenants de cette stratégie de rupture, en très petit nombre (4/5 personnes sur 25) seront mis en minorité. Comme minoritaire, je décidai de rester en France pour poursuivre l’aventure, et dans une large mesure, me définissant comme refuznik ! Mon deuxième passage à l’ouest. Est-il possible de parler de fonctions au sein du Théâtre de la Mer ? Rétrospectivement je pense que nous étions tous dans une situation d’apprentis comédiens/animateurs (une innovation alors en Algérie), ou chacun d’entre nous a tour à tour été apprenant et maître d’apprentissage. Par ailleurs, ces situations d’apprentissage ou de qualification n’étaient pas toujours les mêmes : ainsi, lors de la création de La Fourmi et L’Eléphant (un an de travail de documentation et d’écriture, une durée de représentation de 5h 30 ) nous avions été plusieurs à apprendre le métier de documentaliste, de chercheurs d’archives, de dialoguiste, de costumier. Pour ma part, des facilités dans la gestion (et la diplomatie) m’avaient conduit à assumer une position qui tenait aussi bien de l’administrateur que du régisseur général, chauffeur à l’occasion, cuisinier ...tout en continuant à faire ma part de travail sur le plateau. Le grand enseignement de cette période effervescente est qu’une aventure collective, fondée sur la capacité de créer, d’imaginer et de représenter, de jeunes conscients et libres, pouvait vaincre beaucoup d’obstacles. Car créer dans les années 70 à Alger, c’était créer sous une dictature à la fois culturelle et politique. Nous étions un groupe de jeunes qui avait bénéficié d’un petit espace institutionnel (ou qui a su le créer) pour dire qu’une aventure culturelle était possible. Ce fut une utopie de cette période là, aussi féconde que d’autres utopies, avec sa part fatale d’illusion. Le seul autre exemple d’alors était le Théâtre de Mogador, soumis exactement aux mêmes contraintes politiques. L’arrivée de Yacine Kateb devait changer la donne. Si on en fait une lecture institutionnelle et politique rapide, disons que les commanditaires de l’action du Théâtre de la Mer s’étaient saisis de la disponibilité du grand auteur, de retour en Algérie, pour lui confier la mission de produire de nouveaux contenus (de nouveaux textes) destinés à la fois aux jeunes des Centres de formation professionnelle, mais aussi aux travailleurs immigrés. Cette partie du gouvernement, située à gauche de l’échiquier politique, voulant continuer à « conscientiser la classe ouvrière ». Dès lors les questions de personne ou de légitimité n’avaient pas compté, avec la brutalité que donne la bonne conscience. Kadour Naimi sera sacrifié sur cet autel là. Sur un plan d’écriture théâtrale, curieusement il n’y eut pas de rupture entre la période Naimi et la période Kateb. En effet Kateb s’était en quelque sorte adapté à la troupe, reprenant les méthodes d’écriture collective de La Fourmi et l’Eléphant : il trouvait un groupe de comédiens habitué à ce travail, une structure de production en état de fonctionnement, une notoriété affirmée. Sur cette base, il ajoutait ses propres préoccupations pour un théâtre populaire, reposant sur un large usage de la darija, et une place moindre de la langue française. Beaucoup de choses ont été dites sur les conditions de production de Mohamed Prends Ta Valise, et beaucoup de légendes se sont répandues sur cette aventure. Cette œuvre est incontestablement une œuvre de Kateb, de la même manière qu’un Godard signe ses films alors qu’il n’a ni tenu la caméra, ni réglé le son, ni maquillé les comédiens. Kateb en a conçu l’ossature, à peine un synopsis, et chaque matin, pendant plusieurs mois, les scènes « s’écrivaient » sur le plateau et quelqu’un (souvent Kateb) faisait le script. En résumé, ce fut une pièce écrite dans une salle de répétition par un écrivain, entouré d’une quinzaine de comédiens et de quelques musiciens, dont les scènes et les dialogues s’écrivaient au fur et à mesure qu’on les mettait en scène. Dans une large mesure, elle ne fut jamais terminée, puisque plusieurs semaines après le début de la tournée en France, il y sera apporté des modifications. Ce fut un texte vivant, longtemps sur l’établi, jamais achevé. L’autre grande trouvaille fut d’associer à l’écriture des amis proches de l’auteur. Parmi ces compagnons de plateau, il faut ici évoquer la figure lumineuse de Hrikess qui avait la double expérience d’immigré, et de musicien de l’immigration, et qui était... douanier dans le civil. Il fut sans conteste l’auteur majeur de la « bande son » et de certaines chansons, et n’en sera pas crédité.
La grande supercherie, reprise
par certains historiens du théâtre algérien, est de continuer à
nier le caractère collectif de cette création, comme si le
reconnaître pouvait diminuer la gloire de l’auteur. Hocine Tandjaoui
Paris le 26 juin 2012. |