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Vivre c'est vaincre les peurs. Trois journaux intimes s'entrecroisent à l'insu de leurs auteurs : un homme d' "Occident" et deux femmes vivant en Chine. Leurs écrits révèlent, avec une acuité sans concession, les méandres d’une lutte pour un idéal de vie animé de liberté, d’égalité et de solidarité, composé de musique, de chant et de poésie.
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Měi
Cher Mòzǐ !1... Tu m’as permis de comprendre l’étroitesse de la soit disant bienveillance confucéenne, celle de servir d’abord ce qui est proche au détriment de ce qui est lointain. Non, as-tu dit, il nous faut l’amour universel, aimer autrui autant que soi-même et ses proches. Je dois donc aimer Huā comme moi-même. Quel que soit le prix à payer ! (...) Le destin, je me suis toujours efforcé de ne pas y croire, persuadée qu'en disposant de conscience, d'intelligence et de volonté, je parviendrai à construire ma vie selon mes désirs. Hélas !… À présent, je suis obligée d'admettre : soit il y a un destin indépendant de ma volonté, soit je n'ai pas été aussi consciente et intelligente que je le pensais. Bruno Maman ! Maman chérie !... Dis-moi comment puis-je continuer à lutter ? Et contre quoi ? À vingt ans, je me suis cru capable de vivre selon mes désirs. Je possédais les atouts pour y réussir : affection des parents et volonté personnelle. J'avais choisi de réaliser mon rêve d’enfant : être violoniste. Mais je suis devenu fonctionnaire de banque. J'ai rencontré l'amour avec Huā, mais je n'ai pas su le conserver. J'ai trouvé une autre femme pour construire une famille ; assez vite, les illusions se sont perdues. J'ai aspiré à être un bon père ; le divorce m'a contraint à me séparer de mon fils adoré. Où donc sont les réussites de ma vie ? Où est la satisfaction du cœur ? Où est le contentement de l'esprit ? Pourtant, c'est au meilleur âge, celui de mes vingt ans, où toute l’énergie était en effervescence, où tous les espoirs s’offraient, où toutes les voies se présentaient, c'est alors qu’eut lieu l'examen décisif de la vie, sous la forme de cette jeune Chinoise, mise par hasard sur ma route. Je n'ai pas su la conquérir. Tout le reste en a découlé : lamentable rapiècement. Un naufragé croyant naviguer en sûreté. M’en rendre compte à soixante ans, n’est-ce pas trop tard ?... J’ai pensé qu'un poste de travail prestigieux, avec les bénéfices pécuniaires et les honneurs conséquents, démontrait ma réussite. Autour de moi, tous y croyaient. J'ai fini par l'admettre, moi aussi. J'ai accordé à ce choix le flatteur nom de « réalisme ». Alors, j'ai censuré en moi la voix qui le flétrissait comme lâche opportunisme. J'ai appris à mentir à moi-même, à mon insu. Aux moments d'inconfort, y compris à ceux plus graves de désarroi, je m’obstinais à répondre : « Tu dois t'intéresser au plus immédiat, au plus concret, au plus urgent ! Responsable, tu dois être ! La vie, c’est des priorités ! C’est positiver ! Toujours positiver ! » Tout le monde me confortait dans cette vision. Et voilà : quarante années passées. Résultat : égaré. Désormais vieilli, je viens aux antipodes de l’endroit où j’ai vécu, pour retrouver ce que je n'ai pas eu le courage ni l'intelligence de conserver en un temps favorable. Si Huā ne se présente pas, mon seul mérite, ou plutôt ma seule caractéristique serait de laisser un compte en banque. Misère ! Ô moi qui pouvais être un satisfait artiste !… Tristesse ! Ô moi qui pouvais être un heureux amant ! Huā Assise sur mon lit, éclairée par la petite lampe de chevet, mes pensées s’agitent, vagues impétueuses et tournoyantes d’un océan en affreuse tempête. Quel est résultat de mon énergie consacrée à l’art ? Quelle a été ma vie sentimentale ? Qu'en est-il de la concrétisation de mon idéal de justice et de solidarité ? Quelles ont été mes erreurs ? Avoir épargné à maman et papa une horrible punition de la part des autorités, au lieu de m'accorder un merveilleux amour ?… Non. Mais n'aurais-je pas dû, au retour en Chine, trouver le moyen de quitter le pays en compagnie de mes parents ?… Cependant, n'aurait-il pas été égoïste de renoncer aux belles idées à réaliser dans la patrie ?… Aurais-je pu être heureuse en amour sans l’être en idéal social ?… Certainement pas. Les revers de ma vie ne sont-ils pas d’abord ceux de notre révolution et, au-delà, de celle mondiale ? Un changement social uniquement en Chine peut-il durer sans un changement sur la planète entière ?… La réalité démontre cette illusion : le hideux égoïsme et la criminelle injustice sont redevenues dominants, partout dans le monde, et la Chine a fini par succomber à ces fléaux. Nous sommes des millions de victimes, qui sur le plan économique, qui politique, qui sentimental, qui sur tous ces plans. Les semences salvatrices de la révolution ont été avortées, détournées par les requins, les chacals et les vautours humains. Ils ont remplacées les efforts et les espérances consentis par des herbes vénéneuses et des épines monstrueuses. Humiliante, très humiliante situation. Mais, pour ma part, je ne me résigne pas ; ce serait m’avouer vaincue. Loin de moi ce funeste avilissement. Vivre, c’est combattre pour un bel idéal. Et combattre pour lui, même de la manière la plus modeste, c’est déjà le vivre. Měi Toutefois, au-delà de l’abîme du découragement, du désert de l’échec, je perçois encore le fil rouge. Identique chez tous les blessés de la vie, pour avoir exigé d’elle l’authentique dignité : celle de l’amour pour soi-même et pour les autres, de manière égale. Qu'est-ce l’amour réel sinon un hymne universel à la justice et à la solidarité, à la bonté et à la beauté, à la vie et à la félicité ? Je n'ai pas su trouver l'homme idéal, mais j’eus la force de quitter un mari trop fatal. Bruno n’a pas concrétisé son amour de jeunesse, mais il a renoncé à son confort matériel pour venir de l’autre coté de la planète, jusqu’en Chine, à un âge avancé, pour relancer son désir d’aimer. Huā, également, a raté son bonheur juvénile, mais, elle aussi, a affronté les épreuves les plus pénibles, évoquées par le chef du village.
Alors, pour chacun de nous trois, tout n’est pas perdu, n’est pas vain.
1 Philosophe de l’antiquité chinoise. |
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