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Quelques appréciations sur un artiste que j'ai connu il y a plus de quarante ans. Animé
d'une insatiable envie de vivre le théâtre autrement, de le sentir
et de le jouer autrement, Naïmi
Kaddour optera dès le départ pour une fonction éminemment sociale,
avant toute chose, de l'art dramatique en Algérie.
La sensibilité à fleur de peau, l’homme de théâtre qu’il est, juge que l’activité créatrice est avant toute chose une liaison intime de l’être avec son environnement social et concret. Animateur principal de la compagnie le Théâtre de la mer qu’il avait fondée avec un groupe restreint d’amis, en 1968 à Oran, avant de s’installer à Alger et poursuivre son aventure intellectuelle avec Kateb Yacine et d’autres joyeux lurons de l’art de la scène, l’enfant de Sidi Bel Abbès insistera, dès son retour à El Bahia, en 1972, après une querelle d’idées avec l’auteur de Nedjma, sur la nécessité de monter des œuvres porte-étendard du mouvement prolétarien mais pas n’importe quelles œuvres, pas les théâtrales irriguées en cette époque d’enthousiasme populiste par le zèle des discours anti-impérialistes affichés par une certaine élite agglutinée autour du successeur de Ahmed Ben Bella. Dans les cours de sociologie théâtrale qu’il nous prodiguait au centre de jeunes de la rue d’Assas au Plateau Saint-Michel, près de l’hôpital de M’dina J’dida, il n’hésitait pas, pour se faire comprendre, de prendre la craie pour nous expliquer ce que devait être la culture ouvrière (il est fils d’ouvrier) en réaction à la culture bourgeoise ou celle distillée par le pouvoir politique de l’époque. Il fondait sa vision de l’art en démontrant l’antinomie existante entre les valeurs mises en avant par la culture de consommation «abrutissante à tous points de vue» et la pratique vécue pour laquelle il a beaucoup de tendresse et de compassion. Il faisait accompagner ses lectures de sujets concrets liés aux dysfonctionnements de la société dans laquelle nous vivions. Il constate qu’en tout état de cause, il y a toujours une union indivisible entre le lieu physique, le corps, l’esprit et la raison. Une unité dialectique. Homme de culture et de conviction marxiste-léniniste et sans la moindre concession, Naïmi n’arrêtait pas de nous parler d’aliénation rampante qui guettait nos intellectuels, dénonçant au passage tous ces nouveaux gouvernants qui, sous leur faux habits progressistes, ne se gênaient pas de nous bouffer le cerveau et les biens de ce pays pour lequel nous avions offerts nos amours, nos enthousiasmes et nos temps de loisirs. Sa curiosité précisément parce qu’elle était liée à l’immense désir d’être utile aux classes démunies, ne pouvait trouver satisfaction que dans le choix de sujets où ces mêmes classes sont mises en avant dans leurs douleurs, leurs exigences nouvelles et leurs espérances. Homme de gauche convaincu de sa mission sociale et surtout artiste doté d’un profond humanisme (n’oublions pas qu’il est détenteur d’un bac philo, arraché haut la main en 1965), Naïmi Kaddour a régulièrement opté pour des thèmes qui mettent en relation l’individu avec la société, le psychisme de cet individu au contact de la réalité mouvante dans ses crises, ses soubresauts et ses enseignements. L’acte spirituel s’allie à l’acte social, l’explique, colle avec ses transformations et ses modifications. Son but : montrer la vie dans ce qu’elle a de beau et de moins beau. Guidé par une conception altruiste, sa première préoccupation, lorsqu’il était avec nous, était de démystifier ce qu’il appelait le théâtre bourgeois, le théâtre qui avait été sur une longue période une source d’inspiration de nos aînés. Profondément inspiré des idées de Mao Tsé Toung, leader de la longue marche libératrice du peuple chinois, le diplômé de la célèbre École d’art dramatique de Strasbourg (1966-1968) défend une conception théâtrale qui refuse de voir dans les tâches d’édification nationale, lancées par le régime politique de l’époque, la panacée à une libération totale du peuple algérien. Il y décelait déjà ses failles, ses faux-semblants et ses mystifications. Sans être accroc des schémas rigides ni des enthousiasmes de façade car n’ignorant aucunement que toutes les pulsions de l’homme ne sauraient être appréciées de façon toujours rationnelles, l’homme proche des thèses du Parti de la révolution socialiste (le PRS), fondé par Mohamed Boudiaf, entré en dissidence ouverte contre les choix de société suivis par Ahmed Ben Bella et Houari Boumediène, Naïmi est dans la remise en cause frontale des théories du pouvoir politique et ne montre aucune espèce de circonstance atténuante au régime qu’il considère «profondément bureaucratique», donc déviant du socialisme. Considérant le système comme corrompu et manifestant une rupture franche avec les façons de faire des jeunes troupes du théâtre amateur des années 1970 qui avaient élu Mostaganem comme lieu d’échange et de propagande par endroits, il optera pour un théâtre moins adossé aux thèses artistiques en vogue et aux artistes qui lui étaient, selon lui, proches dans leurs thèses d’analyse et leurs thèmes de prédilection (révolution agraire, gestion socialiste des entreprises, révolution culturelle...). Profondément imprégné du matérialisme dialectique, Naïmi considérait que le comportement de l’homme doit être lu en fonction de l’évolution de la société et non en fonction d’une donnée statufiée, idéelle, fournie par la tradition dans ce qu’elle a de plus réactionnaire, de plus retardataire. Observer l’homme dans son milieu social et monter son œuvre de théâtre à partir de ce constat, avec les yeux et la sensibilité de l’artiste, voilà le devoir de tout homme de théâtre, nous suggérait-il dans ses longues causeries qui prenaient de longs moments d’échange. Précisons cependant qu’il n’est pas dans l’option d’un théâtre à réalisme étroit. La vérité sociale n’est pas une tranche de vie transposée sur scène, expliquait-il pour éviter toute forme de confusion. Il nous demandait de vivre et se comporter à la troisième personne, comme l’exigeait Bertolt Brecht à ses artistes-comédiens. Son attitude vis-à-vis de l’éthique ambiante dans le milieu du théâtre est une attitude critique, rebelle aux canons esthétiques et à leurs finalités politiques et morales. Il faut innover pour ne pas singer l’autre, pour ne pas faire la photocopie de l’autre. Après un bref passage au Théâtre régional d’Oran, dirigé par Abdelkader Alloula, Naïmi opte pour l’exil. C’est l’unique choix qu’on m’a laissé, nous dira-t-il. Bouziane Benachour, quotidien El watan, 28.08.2012. . |
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